« Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Et bien on va vous en débarrasser ». Ce pic démagogue de l’ancien chef de l’Etat à Argenteuil en 2005 n’est en aucun cas exceptionnel. Malheureusement, ce n’est qu’un dans un océan de clichés et de préjugés véhiculés par les élites sociales et politiques sur les jeunes de banlieue depuis des décennies. Racailles, dealeurs, braqueurs, assistés, bon à rien, ils sont souvent caractérisés non pas comme des personnes mais comme une masse informe et agressive qui a la haine du système. À l’heure où le lien social entre ces jeunes et la République se dissout de plus en plus au profit de marchands de haine, il semble capital de cerner cette jeunesse de France, non pas depuis les gratte-ciels des cols blancs mais depuis les barres insalubres où les porteurs de sweat à capuche grattent sur papier blanc ceux qu’ils sont réellement, leur identité.
« Et le moins qu’on puisse dire c’est que le poète noir ne tire pas à blanc »
Kery James, ’Musique Nègre’
STIGMATISATION
« Frère, je suis né en France, j’habite juste derrière, rien à faire pour eux, j’suis né dans une flaque de boue, pour eux c’est grâce à la drogue que je tiens debout ».
Les salves dénonciatrices de KDD dans ‘Aspect Suspect’ ont 18 ans et pourtant la marque qu’elles ont laissée nous rappelle amèrement des drames comme ceux concernant Zyed et Bouna en 2005 ou encore Adama Traoré. ‘Aspect suspect’ n’est en aucun cas un appel à la révolte mais bien plutôt le récit froid et juste du sentiment de culpabilité développé lors des contrôles à répétition des jeunes noirs ou arabes, au point « d’incorporer sa carte d’identité sur ses vêtements ». Non, il n’y a aucun signe d’agressivité à porter un survêtement au goût douteux, à se réunir devant les bouches de métro ou dans les halls d’immeuble. Il n’y a pas de vocation à être un porteur de mur, c’est un choix imposé suite à des mésaventures, par exemple un échec scolaire.
Ce rap fait émerger un autre problème, le banlieusard allant même intégrer ces préjugés pour se sentir appartenir à un système social. Rien de pire que la marginalisation, mieux vaut tenir un rôle négatif mais exister : « Parfois j’ai envie de faire ce qu’on me reproche pour mieux me sentir dans ma peau ». Toute personne se construit en partie avec l’influence de son milieu et l’image que la société lui offre. Qu’elle est la portée de l’image ignoble des cités données par les médias sur un jeune qui entend tous les jours qu’il est le dernier niveau de la civilisation dans ce pays ?
PRÉCARITÉ
Ce sentiment d’isolement présenté ici est à l’opposé de la vision véhiculée par le sage et populaire Oxmo Puccino. L’album Opera Puccino sorti en 1998 recèle d’une perle, une perle de misère nommée : ‘ Peu de gens le savent’. Rythmé par ce leitmotiv, Oxmo ne rape pas, il parle. Son expérience personnelle – car lui «sait de quoi il parle, enfoiré » – témoigne de la vie quotidienne dans la cité faite d’une profonde solitude en bande au fond d’une cage escalier où la drogue, l’alcool et la violence divisent et tuent le lien social :« c’est pas les keufs qu’on va chercher/ On va chercher les potes à côté / Et on se tire les uns sur les autres /Et c’est comme ça qu’on se nique / Et ça, peu de gens le savent mec»
Cette vie désenchantée se heurte à la vision fantasmée de l’extérieur : « Parce que tu vois, quand t’es dans la cité et tout / Tu traînes dans le hall, les gens ils t’voient avec des sapes ils se disent / Ah ça marche bien pour lui, ça marche bien peinard / Il est jeune il a une voiture et tout. / Et ils savent pas que c’est tout ce qu’on a pour nous / Pour nous représenter , ça ils le savent pas ça /Ils croient que c’est peinard et tout / Parce qu’ils viennent même pas chez nous, hein / Ils savent pas qu’on est plein entassés dans des chambres et tout ».
L’identité de cité est pour Oxmo une coquille, une façade gangsta rap qui s’affiche mais qui n’a rien à voir avec la misère de l’intérieur des tours. Cette coquille permet de se dresser face à la société, de prouver son existence mais elle ne guérit pas ces individus de la misère, qui s’exprime par des cris de violence. Une violence dirigée d’abord vers soi et sa cité et non vers la société. Prouver son existence, voilà le but de tout mec de tess pour Oxmo. En partant de cette réflexion, on en déduit que le rap, naissant et minoritaire, est un moyen de créer un axe de culture commune dans les cités, et aussi un moyen de se faire entendre : « Les gens ils s’imaginent les cité/ C’est un mec avec des casquettes sur la tête des baskets/Et il rape toute la journée, hein ? »
Le rap est bien la seule marque d’une culture de la banlieue. L’école de la République ne le permet plus, elle conseille ces jeunes vers des filières manuelles, physiques et non intellectuelles. Le terrible résultat est que les banlieusards s’autocensurent et découragent ceux qui aimeraient prendre cette voix avec de belles invectives comme pédé ou suceur de prof. Le rejet de la culture s’apparente à une forme d’identité de groupe, une vile tradition. Le Jacques Brel du Hip-Hop répond aux deux parties, les jeunes et ceux qui voulaient lui faire prendre cette voix : « Mais tu crois que tu vas faire quoi avec un BEP ? Y’a combien de millionnaires qui ont un BEP» « Tu demandes à chaque mec de cité il a quoi comme diplôme, il va te sortir j’ai un BEP moi (…) un BEP chaussure (…)Un BEP chaudronnerie enfoiré, tu crois que je vais faire quoi avec un chaudron»
Que faire ? Comment suivre les règles d’un système discriminatoire qui amène à un déclassement ? Un système qui broie ces hommes dans une fosse ou ils doivent tenir leur rôle de marginalisé, de sauvage.
L’ESPRIT DE RÉVOLTE
Un autre poète de la rue, Victor Hugo tenait ce discours : « La France s’appelle Révolution ». L’âme de France révolutionnaire qui brise l’Ancien régime et les conventions, elle réside dans les Minguettes et à Sevran. Ces jeunes brûlent d’envie de tuer ces injustices mais il leur manque cette culture de la révolte qui détruit pour reconstruire un nouveau modèle de société. Et si le rap pouvait être la marque fondatrice cette contre-culture ?
NTM, ce groupe réaliste et authentique, dans son message craché à la gueule de l’establishment, sort dans les bacs de l’année 1995 l’album controversé disque de platine : Paris sous les bombes. Ayant développé un esprit de rébellion politique de plus en intense punchlines après punchlines, ce dernier atteint son sommet avec ‘Qu’est-ce qu’on attend’. Un appel à la révolution, au renversement par la violence d’un ordre oppresseur et discriminant par les banlieues. Le tout articulé autour de ce refrain aussi puissant que la matraque du CRS : « Mais qu’est- ce qu’on attend pour ne plus suivre les règles du jeu / Mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ».
La violence fait alors sauter les digues du découragement et de la misère. Elle ne reste plus dans la cité mais se répand comme un brasier dans toute la société :« Dorénavant la rue ne pardonne plus / Nous n’avons rien à perdre, car nous n’avons jamais eu… / À votre place je ne dormirais pas tranquille / La bourgeoisie peut trembler, les cailleras sont dans la ville / Pas pour faire la fête, qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ».
Et là on aboutit enfin à des vers sur la haine profonde du système, à la dénonciation d’un Etat coupable : « Allons à l’Élysée, brûler les vieux / Et les vieilles, faut bien qu’un jour ils paient / Le psychopathe qui sommeille en moi se réveille / Où sont nos repères ? / Qui sont nos modèles ? / De toute une jeunesse, vous avez brûlé les ailes / Brisé les rêves, tari la sève de l’espérance »
Le rap est le porte-parole de la banlieue, il en montre les injustices et les difficultés. Il est la voix des individus et est témoin du phénomène de groupe qui lui est néfaste. C’est aussi un symbole fort, l’une de rares marques de la culture des banlieues, que ce soit de manière violente ou pacifique. Hélas cette veine consciente dans le rap français a fortement perdue en visibilité pour se conformer aux standards de l’industrie de la musique. Les MC ont largement préféré la figure du play-boy millionnaire à celle du guide spirituel ce qui peut expliquer en partie la montée en puissance des idées des faiseurs de haine dans les banlieues : Il y a eu un vide à combler.
Mais il y a des rescapés à écouter : Youssoupha, Kery James, TSR CREW et même Kaaris et Booba sur certains morceaux.
-Ziryab Idir