Cette semaine, la polémique Sneazzy-Praud a alimenté les débats d’éditorialistes sur les plateaux de télévision, notamment ceux des chaînes d’information en continu. L’occasion pour les polémistes réactionnaires de formaliser, une nouvelle fois, une attaque en règle contre le rap et la « culture de racailles » qu’il revêt. Édito.
Il est une société où le rap, voire plus globalement le fait urbain, demeurent des thématiques culturelles minorées par la scène médiatique traditionnelle ; quand elles ne sont pas traitées au prisme de la condescendance et du mépris. En ce sens, il est vrai que les polémiques d’éditorialistes critiquant avec véhémence et dédain – souvent sans fondement – l’œuvre culturelle que constitue le travail artistique des rappeurs semblent légion. L’épisode Zemmour-Youssoupha constitue un épisode éloquent de cette dynamique prégnante ; en 2011, le rappeur français s’était vu condamné par la justice (huit-cent euros d’amende avec sursis) pour avoir osé intégrer la punchline « ce con d’Eric Zemmour » dans l’un de ses morceaux. D’ailleurs, ce dernier, éditorialiste sur la chaîne CNews (groupe Canal Plus) depuis la rentrée dernière, n’hésitait pas à qualifier en
2008 le rap de « sous-culture d’analphabètes » (sic). Propos, tant sur le fond que sur la forme, qu’il soutient encore de nos jours sur les différents plateaux télé où il intervient allégrement et sans filtre.
Les tenants et aboutissants de l’antagonisme Sneazzy-Praud
Cette semaine, le rap s’est invité (malgré lui) sur les plateaux de télévision, étant une fois encore traité à travers un jugement dépréciatif. En effet, sorti dans les bacs le 6 mars dernier, « Nouvo Mode », le nouvel album du rappeur parisien Sneazzy, a engendré une vive polémique. Dans le morceau « Zéro Détail », composé en featuring avec le bankable Nekfeu, Sneazzy lâche : « Les journalistes salissent l’islam, sont amateurs comme Pascal Praud », avant d’ajouter « Ça mérite une balle dans le cervelet, le canon au fond de la bouche ».
Il n’en fallait pas plus pour que ce son, volontairement engagé, clipé et diffusé sur YouTube (il a depuis été retiré de cette plate-forme), ne heurte le sensibilité du principal intéressé, l’homme de médias Pascal Praud. « Merci à toutes et à tous pour vos mots, pour vos messages et pour votre soutien », écrit-il sur son compte Twitter quarante-huit heures après la sortie du morceau polémique. Le lendemain, dans son émission « L’heure des Pros », l’ancien journaliste devenu polémiste néoréactionnaire revient sur les faits, en direct, sur la chaîne d’info en continu CNews. Qualifiés par Pascal Praud d’un véritable « appel au meurtre », les propos de Sneazzy choquent l’ensemble du plateau, composé uniquement de polémistes réactionnaires ; pour ainsi dire un plateau façonné par la non-contradiction et le refus du débat d’idées antagonistes (voir par ailleurs). Devant « l’attaque » subie par l’un des leurs, les éditorialistes s’embrasent, et Élisabeth Lévy s’emporte : le rap est une « culture de racailles », une « culture de ghettos » qui valorise « la haine et la violence ». Le décor est posé.
L’avènement d’un espace médiatique réactionnaire au détriment du rap
Les excuses et explications de Sneazzy, publiées la veille dans un communiqué sur son compte Twitter, n’y changeront rien ; le rap, par l’un de ses éminents représentants, devient la cible d’un mouvement réactionnaire dogmatique. Au-delà du fond et de la forme des propos tenus par le rappeur (dont chacun jugera la pertinence ou non ; le parquet de Paris, qui s’est auto-saisi, en précisera la teneur normative) ; c’est bien l’ensemble du traitement médiatique réalisé par ces plateaux de télévision qui est remise en cause par la présente actualité. Dans son édition du 7 mars dernier, le quotidien Le Monde consacrait d’ailleurs une double-page quant à cette thématique. L’un des titres employés par le journal éclaire la tonalité de l’ensemble des propos qui y sont tenus ; « Sur les chaînes d’info en continu, des intervenants très à droite et omniprésents ». C’est dans ce sillage que le journaliste Nicolas Truong, auteur de l’article en question, met en exergue les propos d’Alexis Lévrier, historien de la presse : les émissions, comme celle de Pascal Praud, recherchent fondamentalement « le buzz, la polémique et le coup d’éclat par des joutes savamment orchestrées » selon lui. Des plateaux télé où « la mouvance extrême droitière est souvent majoritaire », note pour sa part Samuel Gontier, journaliste pour Télérama – média symbole de la gauche humaniste « bien-pensante » aux yeux des polémistes réactionnaires. En ce sens, nul ne peut nier que c’est le business model propre à ces médias qui pose question ; comment abreuver une large audience, foncièrement hétéroclite et hétérogène, de contenus qualitatifs vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? La réponse tend bien évidemment vers l’impossibilité chronique.
Qui plus est, comme le note le sociologue français Gérard Bronner dans son essai La politique des crédules (2013) : un certain seuil de concurrence entre les médias est nécessaire pour apporter et développer le pluralisme ; or, une concurrence excessive nuit et dégrade ce même pluralisme, et, in fine, la qualité de l’apport cognitif des médias. Ici, comme le soulignait Alexis Lévrier, une autre limite du modèle des chaînes d’information en continue est donc atteinte ; ces chaînes font face à une forte concurrence entre elles (on en dénombre rien que quatre sur la seule TNT gratuite : BFMTV, CNews, LCI et Franceinfo), créant de facto un véritable nivellement par le bas de la qualité des débats. Or, une fois encore, et on ne peut que le déplorer ; c’est le rap qui en fait les frais, ne contribuant qu’à alimenter le sentiment de défiance des jeunes (paupérisés ou non ; banlieusards ou non) envers les formes classiques de médiation de l’information. Fort heureusement, le public français amateur de rap ne s’y trompe pas ; mieux vaut privilégier les médias spécialisés (Booska-P, Rap Élite, OKLM etc.) pour s’informer en contenus peu ou prou objectifs et surtout qualitatifs. Pourtant, dans le même temps, une bien triste réalité demeure : style musical leader en terme d’audience, le rap continue de se voir coller une image péjorative sur la peau. Au grand détriment des artistes ; au bonheur des médias conservateurs.
Nicolas Tanner