Vénéré par certains, décrié par d’autres, le dernier album de Freeze Corleone a au moins eu le mérite d’avoir fait couler beaucoup d’encre sur un sujet qu’on a parfois tendance à oublier : la censure artistique. Et pourtant, La menace fantôme n’est en rien une exception sur la scène rap française et mondiale ; et les débats actuels s’inscrivent dans la pleine continuité d’une tendance ancestrale consistant à chasser de la scène musicale les artistes « un peu trop borderline ».

Antoine LEBRET
Si l’on replonge rapidement dans les archives des 20 dernières années, les affaires pouvant être assimilées à une forme de censure ont touché de nombreux rappeurs. Des clips de drill londonienne supprimés, à l’annulation forcée d’un concert de Médine en 2018, en passant par la condamnation en justice de membres de Supreme NTM… La censure est une réalité qui mérite que l’on s’y attarde le temps d’un article.
Avant d’en questionner les fondements, posons ici un constat de première importance : la censure institutionnelle n’a jamais fait disparaître les problèmes et les discours qu’elle cherche à cacher. La drill londonienne, qui véhiculait un certain nombre de messages, de menaces, d’attitudes véhémentes entre gangs rivaux, en a largement fait les frais : clips bloqués, censurés, fermetures de comptes, voire sanctions pénales… Elle n’était, pourtant, que le transmetteur et le miroir d’une violence qui est apparue il y a bien longtemps, et qui n’a nul besoin de la musique pour prospérer.
Mieux : selon le sociologue Sylvain Helmé Lemay, lui-même rappeur, « l’effet de la punition est toujours inverse : on crée un engouement. On dit à tout le monde de ne pas regarder telle vidéo, alors tout le monde a la curiosité d’aller la voir ». De quoi faire pâlir d’horreur un François Grosdidier ou un Nicolas Sarkozy.
Mieux encore : « en redoublant la marginalisation, en disant que c’est de la musique de gangster, on passe à côté d’une possibilité de contact et de compréhension d’une partie de la réalité », écrit Jérémy McEwen, philosophe et spécialiste de rap. Cette idée déplace le problème, vers une question plus cruciale encore ; à savoir celle du regard porté sur le rap, et de ce qu’il est convenu d’appeler une censure populaire ou sociale.
La censure populaire fait référence à un rejet global et aveugle de certains textes par l’opinion publique, dans sa majorité. Si le rap, dans son ensemble, est inaudible chez certaines franges de la population, certains textes suscitent un jugement péjoratif, même chez les amateurs de rap ; sont surtout concernés ici les textes les plus violents, trash, ou insultants. Sans faire de raccourcis trop simplistes, on peut tout de même estimer que ce rejet se superpose à un rejet plus large et global du monde des cités, des gangs, de la violence qui en découle… De ce point de vue, la censure populaire témoigne d’une forme d’incompréhension et de déni, vis-à-vis de certains propos, faisant références aux réalités les plus violentes et singulières.
Sous le prisme de l’hermétisation des mondes sociaux au travers de la culture, la censure, institutionnelle ou populaire, n’a pas l’effet escompté : elle ne fait pas disparaître les réalités qu’on cherche à masquer.
Il paraît ici utile de préciser ici que si le rap se teinte parfois d’une forte connotation politique,il demeure, au sens strict du terme, un art, au même titre que la peinture ou le théâtre. Médine, dans une interview donnée pour France Culture le 16 octobre dernier, s’est penché sur la question : « si ça ne révulse pas celui qui écoute, si ça ne le soulève pas, si ça ne soulève pas son cœur, j’appelle ça difficilement, moi, de l’art ». De ce point de vue, le rap se doit de susciter des émotions fortes, de la rage, de la peur, de la joie, quitte à jouer sur les lignes du politiquement correct. Il est, pour reprendre le rappeur, nécessairement « subversif ».

Il ne s’agit pas là de remettre au goût du jour la vieille légende, selon laquelle le rap serait nécessairement issu d’une culture de la rue, de l’affrontement. Le succès et la diversification des formes de rap ces dernières années, et même la capacité de ce registre à infuser tous les registres musicaux, sont les symptômes d’un même phénomène : la consécration du rap, comme transmetteur d’images, d’émotions, d’interrogations…
Le rap, en tant qu’art, requiert donc de prendre un certain recul. D’abord, parce que l’art ne saurait, en aucun cas, être pris au premier degré ; mais surtout parce que les paroles ne sont pas toujours le centre d’un morceau. Nombre de textes, de rappeurs ou d’albums, ces dernières années, ont montré l’importance des samples, du rythme, de l’ambiance… et finalement, peut-être faut-il, parfois, voir le rap comme une musique d’ambiance, destinée à faire bouger la tête ou les jambes ; il suffit d’écouter un album de Kodès ou de Koba La D pour se rendre compte que les paroles n’ont pas tant d’importance.
De cette manière, l’aspect vindicatif et l’argumentation politique ne sont que très rarement les pièces d’un propos, qui ne cherche jamais à convaincre personne, bien qu’il puisse véhiculer un certain nombre d’images.
Que faire alors ? La dimension artistique peut-elle tout excuser ?
Certainement pas. Et si l’art impose un certain recul, il faut cependant rester clairvoyant, qui plus est lorsqu’on cherche à juger un propos qui se délecte souvent des sujets sensibles, ou cherche à jouer « avec des feux d’artifice » comme dirait Médine : la question raciale, sociale, l’immigration, la drogue, l’antisémitisme, l’islam… Le discernement et la clairvoyance sont ici les seules armes qui vaillent.
Alors ou placer le curseur ?
La liberté d’expression n’est jamais totale ; en France, elle s’arrête lorsqu’on en vient aux traditionnelles attaques pour antisémitisme, discrimination, diffamation, ou encore incitation à la haine ou à la violence. Ces catégories, purement juridiques, doivent être maniées avec précaution, et faire l’objet d’un traitement différencié. En l’occurrence, on peut considérer que les discours politiques, exclusivement argumentatifs, doivent faire plus facilement l’objet d’une condamnation que des textes artistiques volontairement gonflés par l’image et l’émotion. Pour autant, certains textes, délibérément racistes ou haineux, peuvent, de manière légitime, faire l’objet d’une condamnation. Le pendez les blancs de Nick Conrad, entre autres, est difficilement défendable.
De cette manière, le discernement et le recul doivent être les premières armes de la critique, dans une société ou les jugements préconçus et les amalgames semblent désormais s’imposer comme la norme.
Dans un contexte où les séparatismes sont une question de premier plan, où la question sociale est de plus en plus tendue, et ou la rationalité a de moins en moins sa place dans les débats, il semble fondamental d’en appeler à la lucidité dans la construction des jugements. Pour reprendre une nouvelle fois Médine : « on prendrait de la hauteur à juger les œuvres séparément, et à lire, et à essayer de voir ou est la part de style, ou est la part de provocation, ou est la part de second degré… ou sont ces murs ? Si tant est qu’il y en ait vraiment ».
La question de la censure, populaire ou institutionnelle, appelle à reconsidérer le regard à apporter sur le rap, et donc sur ses fondements thématiques. Les contenus sensibles et violents font l’objet d’un contrôle particulièrement important depuis quelques années ; particulièrement dans un contexte ou les normes du politiquement correct sont extrêmement mouvantes et contestées. L’immense succès du rap coïncide avec la marginalisation artistique des contenus les plus violents, analysés sous le prisme d’enjeux d’actualité comme la sécurité, la lutte contre le séparatisme, la religion…
En matière de regard, Jérémie McEwen a apporté une perspective intéressante : « Kant a réfléchi au lien entre éthique et esthétique. L’esthétique permet de réconcilier la réalité et l’idéal. A travers ces chansons, il y aurait moyen de sublimer la froide réalité ». Faut-il donc lire le rap « de gangster » comme l’expression sublimée d’une réalité qu’il ne faut non pas cacher mais accepter ?